CHAPITRE 6

6 – Du travail pour tous

19 min. de lecture

Les membres de BEES coop sont non seulement propriétaires d’au moins une part de la coopérative, client·e·s du magasin mais également travailleur·euse·s. Ce sont eux·elles, en effet, qui assurent la quasi-totalité des tâches, encadré·e·s par quelques permanent·e·s. Toutes les 2h45, une nouvelle équipe de coopérateur·trice·s prend la relève pour faire tourner le magasin 7 jours sur 7. En réduisant au maximum le nombre de personnes salariées, ce travail bénévole permet de réduire sensiblement les frais de fonctionnement et de diminuer les prix de vente.

Visitez BEES coop avec notre groupe pour découvrir tout ce que peuvent y faire les membres.

Vous avez été convaincu·e par les valeurs et le fonctionnement de BEES coop et vous êtes devenu·e coopérateur·trice ? Bravo! Vous pouvez maintenant participer aux décisions importantes pour le projet.

Vous êtes confortablement installé·e à une Assemblée Générale.

A l’ordre du jour, une question cruciale: la coopérative adopte-t-elle un modèle « fermé » ou un modèle « ouvert » pour le supermarché?

Un membre fondateur présente le modèle dit « fermé » : le travail bénévole dans le supermarché est obligatoire pour tous les membres coopérateurs. Une coopératrice se lève et demande: « Et si quelqu’un, avec son activité professionnelle et ses enfants, n’a pas de temps à consacrer à la coopérative, alors il ne peut jamais venir faire ses courses ? Ce n’est pas juste, je trouve. »

Le membre fondateur reprend et présente l’autre option, celle d’un modèle dit « ouvert » : tout le monde peut venir faire ses courses dans le supermarché mais ceux qui y travaillent bénévolement bénéficient de meilleurs prix. Dans la salle, on entend quelques objections : « Les plus riches peuvent acheter comme ils veulent mais les plus pauvres, eux, sont obligés de travailler, c’est injuste! ».

Pour quel modèle votez-vous ?

Un modèle ouvert ou fermé ?
Vous êtes pour un modèle dit "fermé"
La majorité des coopérateurs a fait le même choix que vous et BEES coop a opté pour un modèle de supermarché dit “fermé”. En choisissant un système fermé, les coopérateurs ont voulu assurer une implication de tous et éloigner le risque, présent dans les modèles ouverts, de reproduire les inégalités de la société. A BEES coop, tout le monde travaille le même nombre d’heures et est susceptible de faire toutes les tâches. Cette obligation de travail couplée à des prix équivalents pour tous a été votée au nom de l’égalité entre tous les membres.
Vous êtes pour un modèle dit "ouvert"
Lors du vote, une minorité de coopérateurs a opté, comme vous, pour l’option ouverte. Dans les modèles équivalents visités outre-Atlantique, des problèmes de participation et d'implication sont rapportés. Cet argument a contribué au choix d’un modèle fermé. En choisissant un système fermé, les coopérateurs ont aussi voulu assurer une implication de tous et éloigner le risque, présent dans les modèles ouverts, de reproduire les inégalités de la société. A BEES coop, tout le monde travaille le même nombre d’heures et est susceptible de faire toutes les tâches. Cette obligation de travail couplée à des prix équivalents pour tous a été votée au nom de l’égalité entre tous les membres.

Mais cette égalité de fait induit-elle de facto l’accessibilité pour tous? Ce n’est pas si simple…

Dans la grande distribution, tout est fait pour « faciliter » la vie du·de la client·e : plats préparés, surgelés, légumes prédécoupés, service de livraison, caisses et scans automatiques, etc. Le modèle de BEES coop est porteur de sens et de valeurs mais va à l’encontre de cette tendance générale. Le travail bénévole obligatoire, ça ne va pas de soi pour tout le monde.

En pratique, tou·te·s les habitant·e·s bruxellois·e·s ne sont pas égaux·ales face aux exigences de la participation. Les situations de vie et les vécus varient, créant des inégalités qu’on ne peut gommer au niveau

  • des ressources temporelles (en quantité, en flexibilité sur le marché de l’emploi, par rapport à la famille, selon les compétences en planification) ;
  • des ressources financières ;
  • des ressources sociales (présence et soutien de l’entourage, entraide, degré de liberté, état de santé) ;
  • des ressources culturelles (langues maîtrisées, compréhension de concepts, accès à la lecture, à l’information etc).

La coopérative traite tous ses membres de façon égalitaire mais, y compris au sein de la coopérative, chacun·e a sa vision de ce que devrait être l’égalité, la solidarité, la durabilité… 

Illustration_sans_titre-003

Chacun·e connaît la peur de l’inconnu et la crainte de ne pas être à la hauteur. Ces sentiments sont souvent renforcés chez les personnes fragilisées, par exemple parce qu’elles ne maîtrisent pas bien la langue du pays ou l’écriture. Une majorité de Bruxellois·e·s n’a par ailleurs pas l’habitude des projets alternatifs et participatifs. De nombreuses peurs ont dès lors été exprimées par certain·e·s invité·e·s à se projeter comme « travailleur·euse » dans le supermarché : ne pas savoir quoi répondre, faire des erreurs à la caisse, ne pas savoir lire les étiquettes, être un poids pour les autres, etc.

Illu-chap6

La crainte de la contrainte temporelle imposée par le travail bénévole mensuel est ressortie très fréquemment lors de visites avec les habitant·e·s du quartier. Les shifts représentent un engagement important pour tous les coopérateur·trice·s: il ne suffit pas de débloquer trois heures, il faut s’y engager tous les mois dans la durée et le planifier.

Lamiah

La plupart des membres de la coopérative trouvent la motivation à leur participation dans la rencontre de leurs valeurs (transition du système alimentaire, solidarité, alternative au capitalisme, etc.). Mais ici encore, nous ne sommes pas tou·te·s égaux·ales. Il n’est évident pour personne de se préoccuper de l’environnement ou du juste prix au producteur et d’agir au quotidien en ce sens ; cette difficulté prend néanmoins une tout autre dimension quand on a trop souvent le portefeuille – voire le ventre – vide…

Si le travail bénévole soulève des craintes et contraintes, il suscite aussi de la motivation et même souvent de l’enthousiasme. Il peut en effet offrir des réponses à une série de besoins et envies tels que :

  • pratiquer le français ;
  • rencontrer des personnes du quartier et créer du lien social ;
  • apprendre et découvrir les produits et le fonctionnement du magasin ;
  • être un citoyen actif et militant ; etc.
DSCN8476
Les réactions face au travail bénévole sont contrastées dans le quartier. Ces antagonismes mettent en lumière le fait que l’égalité n’est pas synonyme d’équité, car nous avons tous nos contextes de vie et ressources propres, nous rendant inégaux face à l’injonction de participer.

L’engagement demandé par la coopérative est renforcé par l’obligation d’acquérir au moins une part du capital à 25€. Seul·e·s les membres ayant fait cette acquisition reçoivent la carte qui donne accès au magasin. Avant de faire ses courses, à l’accueil du magasin, le·la coopérateur·trice scanne sa carte BEES, laquelle permet de vérifier si il·elle est en ordre de travail. Une alerte? Il faudra rattraper les heures de travail pour éviter une sanction et ne pas perdre temporairement l’accès au magasin.

Les réactions à l’égard de la carte répondent à ses différentes fonctions explicites et implicites. Au départ, le contrôle de la carte sert à veiller à une contribution équitable de tou·te·s au travail bénévole mais pour certain·e·s coopérateur·trice·s, elle permet également de renforcer le sentiment d’appartenance au projet, à limiter les risques de vol en magasin (on ne se vole pas soi-même). Pour d’autres, par contre, ce système est trop contraignant ou rappelle des expériences douloureuses et est malvenu.

Découvrez la façon dont la carte BEES a été abordée dans la projet de théâtre action :

Les acteurs de la pièce ont caricaturé le ressenti de nombreuses personnes à l’idée de devoir présenter une carte, exigence trop fréquente quand on n’a pas la bonne couleur de peau, pas le bon passeport, pas d’emploi, etc.  

Les acteurs de la pièce ont caricaturé le ressenti de nombreuses personnes à l’idée de devoir présenter une carte, exigence trop fréquente quand on n’a pas la bonne couleur de peau, pas le bon passeport, pas d’emploi, etc.  

Conscients des difficultés que l’obligation de travail pourrait générer, les membres fondateurs ont prévu et mis en place au cours du temps quelques dispositifs pour l’alléger :

  • un one-stop-shop pour que les coopérateur·trice·s puissent faire toutes leurs courses dans le magasin et ainsi « rentabiliser » leurs heures de travail ;
  • un système d’essai d’un mois avant engagement par l’achat d’une part ;
  • un système d’échanges de créneaux à prester entre coopérateur·trice·s;
  • deux régimes de travail possibles : les coopérateur·trice·s ont le choix entre un shift fixe, toujours sur le même créneau-horaire (ex. lundi matin) toutes les quatre semaines ou des shifts « volants » qu’ils prennent aux moments qui les arrangent et qui permettent d’accumuler des shifts d’avance (par exemple pour ceux qui voyagent souvent ou ont des emplois irréguliers). Pour favoriser le sentiment d’appartenance, le choix d’un créneau régulier est encouragé ;
  • un système d’exemption du travail est possible dans certaines conditions (maladie, grossesse, etc.) sur base d’une simple déclaration « en confiance » au bureau des membres ;
  • la possibilité, dans certaines conditions, de valoriser comme shifts du travail plus spécifique mené dans un comité de travail thématique (communication, gouvernance, bureau des membres, produit, accueil et convivialité, logistique et informatique etc.).
20170810_194651_0015

Sans remettre en cause le système, il a été estimé judicieux d’arrondir les angles de ce que peut impliquer le travail bénévole et la prise de part. 

L’accueil d’une nouvelle personne bénévole est ainsi très important, même si le turnover est grand. Afin de  faciliter les échanges et permettre l’expression des difficultés, il est indispensable de penser à réserver du temps pour ouvrir et clôturer le shift de façon conviviale. Les « supercoopérateur.trice·s » ont ici un rôle clé à jouer.

Sachant qu’il est plus facile de décliner de l’aide que d’en demander… L’accompagnement peut être systématiquement proposé pour tout·e nouveau·elle bénévole. Ce rôle pourrait être endossé au sein des créneaux par les « supercoopérateur·trice·s » ou des coopérateur·trice·s « vétéran ». De même, les tâches peuvent être proposées graduellement, de la plus simple à la plus complexe, ce qui permet d’apprendre progressivement et dans un ordre logique les rayons, le système d’étiquetage, les stocks, les frigos, les chambres froides etc. Cette approche permet de rassurer le·la nouveau·elle qui sait qu’il·elle ne se retrouvera pas catapulté·e la première fois à un shift caisse par exemple.

La systématisation de ces dispositifs permet d’apprendre, à son rythme et en toute discrétion, le travail en magasin et de se sentir à l’aise avec une autre personne à qui l’on confiera peut-être ses difficultés avec le français, la lecture, les calculs, l’informatique etc.

Reconnaître et accueillir les différences individuelles signifie également valoriser la richesse de potentiels des coopérateur·trice·s et laisser les bonnes idées germer.  C’est permettre aux coopérateur·trice·s d’exprimer leurs envies et frustrations concernant le travail bénévole dans un carnet dédié disponible physiquement dans le magasin pour ensuite récolter les envies de shifts et combiner les bonnes idées. La motivation sera d’autant plus grande. 

Accueillir les différences pourrait également passer par la création, en interne, d’un système de solidarité-temps. Sur base volontaire, un peu comme dans un SEL (Service d’Echange Local), les plus « riches en temps » pourraient remplir les shifts de ceux·celles « déficitaires en temps ». Ce système serait d’ailleurs susceptible d’être étendu à d’autres aspects du projet.

La progressivité de l’entrée dans la coopérative et la durée de l’essai pourraient également être rallongées sur demande afin de diminuer la sensation d’engagement immédiat tout en offrant la possibilité de tester à son aise, sans pression.

Pour les personnes en situations administratives particulières, une réserve de cartes de coopérateur·trice·s « suspendues » pourrait être émise mais il serait pertinent de discuter et de travailler avec d’autres acteur·trice·s du quartier dont c’est la mission.

PictoLoupeAllerPlusLoin

Pour aller plus loin…

Voir aussi la page « Ressources »

Lire la suite :