CONCLUSION

Une alimentation durable et de qualité pour tous

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EN GUISE DE CONCLUSION
Pour une alimentation durable et de qualité accessible à tous

Ambitieux et innovant, le supermarché coopératif BEES coop se veut vecteur d’un panel de valeurs émancipatrices et dans l’air du temps. Né de la volonté d’offrir à la fois un espace de rencontre et un accès à une alimentation durable et de qualité à tous, il s’efforce de combiner tout à la fois soutien aux filières agroécologiques, qualité alimentaire, mixité sociale et inclusion. Pour relever ce défi de taille, le groupe fondateur, inspiré par son modèle new-yorkais, a adopté des principes et modes de fonctionnement s’appuyant, d’une part, sur la participation et l’égalité de ses membres et, d’autre part, sur une limitation des coûts internes et un but non lucratif. Le principe d’égalité constitue une clé de voûte du modèle, dit « fermé » et, comme on l’a vu dans les chapitres qui précèdent, il se matérialise à plusieurs niveaux du projet: partage de la propriété, participation aux processus décisionnels, refus de prix de vente différenciés, obligation de travail pour tous, etc.

Mais, si le principe d’égalité semble intrinsèquement porteur de justice sociale, la recherche action participative Falcoop a montré que, paradoxalement, il entre en tension avec d’autres valeurs défendues par la coopérative citoyenne, notamment celles de l’accessibilité et de l’inclusion. L’égalité prônée en interne est confrontée et mise à mal par les inégalités extérieures. Les différences et inégalités impactant l’alimentation sont multiples et, dans une grande ville comme Bruxelles, peuvent s’avérer criantes : cultures alimentaires, budget du ménage, accès à l’information, emploi du temps, état de santé, etc. ; elles sont d’ordre à la fois économiques, sociales et culturelles.

C’est la mise en évidence de cette tension entre valeurs, les réflexions et débats qu’elle a suscités et les pistes d’action testées pour tenter de la dépasser qui sont présentés dans ce webdocumentaire. Les partenaires du projet de recherche ont choisi de partager cette expérience et les enseignements qui en ont émergé en pensant qu’ils pouvaient inspirer d’autres alternatives et innovations sociales agroalimentaires confrontées à des défis similaires.

Sur le terrain de BEES coop et de son quartier, les chercheurs ont rapidement identifié que, si le principe d’égalité résonne positivement chez presque tout le monde, il n’est pas perçu de la même manière par chacun·e. L’égalité neutre et parfaite n’existe pas. Pour être mise en œuvre de façon constructive et pertinente avec les valeurs sous-tendues, il apparaît que l’organisation qui l’adopte gagne à mener une réflexion approfondie sur sa signification et ses implications au sein du projet : de quelle(s) égalité(s) parlons-nous? Avons-nous une vision commune? Comment la mettons-nous en place? Comment entre-t-elle en tension avec d’autres valeurs? Quelles sont les limites ? Etc.

DessinPierreJuliette

Au sein de BEES coop, le principe d’égalité est appréhendé de manière plus ou moins stricte selon les dimensions du projet :
Pour certains aspects, c’est une égalité absolue qui est prônée. C’est le cas, par exemple, pour les prix de vente, identiques pour tou·te·s les coopérateur·trice·s. Ce choix, s’il est le plus commode à mettre en œuvre, ne garantit cependant pas l’égalité d’accès économique dans une société largement inégalitaire au niveau des revenus.
– Dans d’autres cas, c’est plutôt une égalité « sur mesure » ou relative qui s’applique, tenant compte des caractéristiques, forces, faiblesses et compétences de chacun·e. On peut citer ici l’exemple de l’exemption du travail bénévole pour les femmes enceintes, les jeunes parents, les personnes malades, etc. Inversement, certain·e·s coopérateur·trice·s valorisent une implication dans un comité thématique pour leurs shifts, permettant à BEES coop de s’appuyer sur leurs compétences. S’ils offrent des avantages et de la souplesse, ces choix ne sont cependant pas évidents à poser. Ils nécessitent de s’interroger et de trancher sur les critères à prendre en compte : légitimité de ceux·celles qui les décident, confiance et transparence entre les membres, etc.
– Pour d’autres volets encore, c’est davantage une égalité des chances, positivement discriminante, qui est défendue, notamment par certain·e·s coopérateur·trice·s du Comité mixité sociale. Dans cette posture, on renverse en quelque sorte la situation et on envisage, sur base volontaire ou non, des formes d’inégalités « positives » et « sous contrôle » au profit des victimes d’inégalités « négatives ». Exemples : certain·e·s coopérateur·trice·s, plus disponibles et motivé·e·s, pourraient travailler davantage afin que d’autres, à l’emploi du temps très chargé, puissent alléger leur participation; certain·e·s pourraient payer volontairement quelques cents de plus (par ex. en arrondissant les additions à la caisse) pour que d’autres puissent bénéficier de prix réduits ; etc. Depuis la conception du supermarché, plusieurs « chantiers » de réflexion ont été menés sur ces enjeux et ont conduit à des propositions d’action positivement discriminantes. Trois ans plus tard, aucune n’a cependant été mise en œuvre, mettant en évidence les limites et la difficulté de les appliquer sans heurter les différentes sensibilités. Comment ne pas déforcer et décrédibiliser le principe d’égalité central au projet et très cher à de nombreux coopérateurs ? Mais à l’inverse aussi, comment ne pas cristalliser les inégalités existantes et consolider les mécanismes à la source de celles-ci ? Déterminer les bénéficiaires de ces mécanismes de discrimination positive sans être stigmatisant·e·s et/ou intrusif·ve·s constitue en effet une des principales difficultés.

Compte tenu de la cohabitation de ces trois approches, on peut qualifier l’égalité au sein de la coopérative BEES coop de « dynamique et plurielle ». Cette approche pragmatique de l’égalité a contribué à atteindre partiellement l’objectif d’inclusion affiché. On observe par exemple une forte mixité intergénérationnelle et plusieurs personnes présentant un handicap parmi les coopérateurs.

Cependant, deux ans après l’ouverture du supermarché, la communauté de coopérateurs n’est pas (encore?) représentative de celle du quartier. Les pistes d’action élaborées dans le cadre de la recherche action participative progressent et se poursuivent et il est certain que la situation continuera à évoluer. Mais la confrontation avec les fortes inégalités socio-économiques de la société bruxelloise évoquées plus haut engendre des freins difficiles à dépasser. Comment concilier justes prix aux producteurs et accessibilité financière ? Comment libérer le temps du travail bénévole quand on est chef.fe de famille monoparentale ? Comment oser intégrer une équipe en shift quand on ne sait ni lire ni écrire ? …

Innovante et engagée, la coopérative BEES coop apporte incontestablement sa contribution au mouvement de la transition visant à une société plus égalitaire, véritablement démocratique, ancrée localement, respectueuse de l’environnement et dans laquelle l’économique est au service de l’humain et non l’inverse. Mais, pas plus que d’autres, ce projet ne saurait résoudre à lui seul les nombreux problèmes et crises touchant à l’alimentation. Relever le défi de l’accessibilité à une alimentation durable et de qualité nécessite une multiplication et une diversification des innovations agroalimentaires durables, mais également un réel engagement des instances publiques pour, d’une part, interrompre et inverser le creusement des inégalités sociales et, d’autre part, soutenir la transition vers un système agroalimentaire juste, sain et transparent.

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